Voir sa vie autrement - Extrait 1
Choisir sa route
Chaque jour apporte son lot d’occupations et de préoccupations. Il arrive que, lassé de ces dernières, nous allions nous coucher en nous disant « demain est un autre jour »… Et ça recommence… Mais nous sommes toujours plus ou moins libres de laisser les choses devenir des soucis préoccupants ou au contraire faire en sorte de les transformer en motifs constructifs. Il faut bien reconnaître cependant que le plus souvent les préoccupations l’emportent. Elles peuvent finir par nous enfermer dans une vision étroite de la réalité, réduisant notre champ de réflexion à quelques aspects qui voilent ou déforment d’autres dimensions de l’expérience. Il suffit parfois de peu pour voir sa vie sous un nouveau jour : un changement de perspective, l’inclusion d’un nouvel élément à considérer, et toute la vision sur son expérience peut s’en trouver changée…
Ce livre propose une manière de voir sa vie autrement. J’ai appelé « kaléidoscope de l’expérience » cet outil pour la connaissance de soi, et je vous invite ici à en tester les potentiels. Vous pouvez également prolonger et approfondir votre lecture avec la version ludique de cet outil [1]. Le présent ouvrage et l’outil pratique sont complémentaires.
Pour voir sa vie autrement, il faut prendre du recul et réfléchir aux dimensions constitutives de son expérience. Il faut essayer d’en avoir une image plus complète en élargissant la focale à toutes les facettes de la réalité. Il peut s’agir d’une situation vécue, d’un événement, d’un fait… Bref, de tout ce que, pour embrasser toutes les possibilités, on rangera ici sous le vocable « chose ». On dira ainsi que l’expérience est la manière de relier l’ensemble des « choses vécues », l’utilisation de cette expression permettant de ne rien exclure du champ de l’expérience. Vous allumez votre poste de radio. Avant qu’elle ne soit reconnue comme une chanson, un air d’opéra, ou le générique d’une émission, la « chose » est d’abord ressentie : elle n’est reconnue et donc définie comme l’une ou l’autre des possibilités qu’en passant par l’induction (de l’expérience sensible à la théorisation) et la déduction (de la théorie à l’expérience sensible). Cela peut prendre une fraction de seconde comme quelques instants. Mais ce n’est jamais immédiat : entre ce que nous percevons et l’interprétation de la chose, il y a des concepts qui sont mobilisés.
Le langage est un ensemble de concepts dont nous avons besoin pour filtrer et reconstituer la réalité. Mais on peut aussi penser en dehors du langage formel. Les travaux de Jean Piaget et de Donald Winnicott, notamment, ont bien montré comment le bébé utilise déjà des « schèmes » d’interprétation. Dans le processus de socialisation, l’acquisition du langage, l’utilisation de concepts abstraits et la pensée hypothético-déductive nous permettent de complexifier l’interprétation et la reconstruction symbolique de la réalité. Mais il faut bien reconnaître que nous ne pensons pas toujours de manière mesurée et raisonnée. Nous pensons tout le temps, mais la plupart du temps nos pensées voguent au gré de notre fantaisie. C’est d’ailleurs un besoin fondamental et un plaisir profond que de flâner parmi les suggestions offertes par un paysage, une musique, un parfum ou une sensation agréable. Cependant, il y a aussi des moments où nous éprouvons le besoin de nous concentrer sur un objet de réflexion précis, pour trouver une piste ou surmonter un dilemme qui nous immobilise.
John Dewey, le célèbre philosophe et pédagogue pragmatiste, décrit le processus de la pensée réfléchie à travers un exemple banal : « Un homme, qui voyage dans une contrée inconnue, arrive à un croisement de routes. N’ayant aucune donnée certaine sur laquelle il puisse s’appuyer, il s’arrête, il hésite, il réfléchit ; quel est le bon chemin ? Comment lever son hésitation ? Il n’y a qu’une alternative : il doit, ou bien poursuivre son chemin à l’aveuglette, au hasard, choisir à pile ou face ; ou il doit découvrir les raisons pour préférer tel chemin à tel autre ; chaque effort de pensée, fait dans le but de décider, implique soit le recours à des faits gardés dans la mémoire, soit une observation méticuleuse des réalités ; parfois les deux. Le voyageur interdit doit scruter avec soin ce qu’il a devant lui, et recourir à ses souvenirs. Il s’efforce de découvrir le motif qui déterminera sa décision ; ainsi il pourra grimper à un arbre, marcher d’abord dans une direction, puis dans une autre pour découvrir des signes, des indices. Il cherchera soit un poteau indicateur, soit une carte géographique ; et ses réflexions ont pour but de dépister des faits qui puissent lui faire atteindre son but ». [2]
La pensée réfléchie vient donc du besoin de trouver une solution à un problème : « L’élément qui sert de base et de fil conducteur au processus de la réflexion, c’est le besoin de sortir d’un état de doute » [3]. Lorsque nous sommes dans un état d’hésitation face à ce qu’il faut faire, nous cherchons naturellement des signes et des indices, comme le voyageur perdu de Dewey. Cependant, dans la vie, les poteaux indicateurs n’existent pas toujours, et fort heureusement ; c’est avant tout à nous-mêmes de trouver le chemin qui mène à notre but.
Cette pensée réfléchie exige un effort, qui peut être parfois important. C’est de là que vient souvent que nous remettons à plus tard la réflexion concernant un problème qui nous préoccupe. L’effort de réflexion impliqué par la situation nous est pénible et on s’y dérobe grâce à toutes sortes de « bonnes raisons » : une chose à ranger, une course à faire, un téléphone à donner… Et pour l’essentiel, on verra plus tard… Le problème reste entier et il continue de nous préoccuper. Il ne cessera de nous plonger dans le doute, l’hésitation, et donc l’immobilité, que lorsque nous aurons pris une décision à son égard, et cela tôt ou tard demandera un effort de réflexion.
Somme toute, la réflexion n’est pas un si grand effort en comparaison du dilemme qui nous bloque et qui nous coûte finalement davantage d’énergie. Mais il faut faire cet effort. Pour surmonter une grande difficulté, il faut accepter d’en affronter une petite : se concentrer sur un objet de réflexion, chercher dans sa mémoire et observer méticuleusement les faits. La pensée réfléchie procède grâce à la concentration du sujet sur un objet. Il faut, comme l’écrit Dewey, « diriger l’esprit vers un objet » [4]. L’essentiel est de garder le cap : « Les suggestions peuvent être variées et incompatibles, elles peuvent naître et se développer et, malgré cela, la pensée peut être consécutive et bien ordonnée, pourvu qu’on ne perde pas de vue le sujet dominant et que chaque suggestion y ramène » [5].
Se concentrer sur une expérience vécue consiste non pas à l’isoler de ce qui l’entoure, à la décomposer en petites parties (logique analytique), mais au contraire à entrevoir ses multiples ramifications et interdépendances (logique systémique), pour en comprendre ses origines et développements dans notre existence.
C’est pour faciliter cette réflexion ouverte que je propose le kaléidoscope de l’expérience. Il favorise la « pensée ordonnée » évoquée par Dewey tout en passant par les méandres des suggestions. Il permet ainsi d’entrevoir des liens parfois insoupçonnés entre les dimensions de l’expérience. Sa propre vie peut alors être vue à travers une sorte de kaléidoscope réfractant des aspects de l’expérience et les mettant en lien pour former des images nouvelles, faisant émerger des significations différentes et renouvelées.
Au quotidien, nous agissons selon des routines et nos activités ne nécessitent pas une pensée réfléchie à tout instant. Et heureusement, car sinon on ne pourrait même pas mettre un pied devant l’autre !... Cependant, des circonstances particulières peuvent perturber notre équilibre et nous placer devant des choix importants à faire. Par ailleurs, on peut aussi se mettre à analyser nos actions pour le simple plaisir d’y réfléchir et d’y trouver des enseignements. C’est dans ces cas que le kaléidoscope de l’expérience peut être un support à la réflexion, stimulant nos propres ressources pour mieux choisir notre route. Cet outil n’est donc qu’une aide, stimulant la première richesse dont nous disposons, notre capacité à réfléchir et à trouver ainsi la liberté en nous-mêmes.
Cet outil favorise la réflexivité, il suscite une organisation de la pensée propre à surmonter un dilemme ou à trouver le chemin qui mène vers le but poursuivi. Cette méthode mobilise les procédés indispensables pour la pensée réfléchie consistant à rechercher des faits gardés dans la mémoire et à faire une observation méticuleuse des réalités, comme l’a souligné Dewey, auteur du fameux adage « learning by doing » (apprendre en faisant). C’est exactement ce que je vous propose de faire à travers cette lecture.
Ce qui peut apparaître comme un outil relativement simple a mûri petit à petit. On peut dire que c’est le fruit d’un cheminement personnel riche en comparaisons interculturelles, principalement à travers des projets d’intervention auprès d’enfants en situations difficiles: Roumanie, Haïti, Brésil, Bangladesh, Vietnam, Népal, Maroc, Sénégal, Albanie, Burundi, Egypte, Guinée, Niger, Tchad, Madagascar, Moldavie, Honduras [6]. Actuellement, je me rends régulièrement en Chine pour des séminaires de formation en droits de l’enfant ; un pays que je visite depuis 1987 [7].
A travers cette intense expérience de terrain, j’ai pu constater partout que des situations difficiles pouvaient évoluer positivement en changeant de regard et en considérant les enfants victimes comme des acteurs plus ou moins capables de « choisir leur route », si seulement on leur donne l’occasion d’exprimer leur opinion et de cultiver leur réflexivité. Dans ces contextes souvent instables ou marqués par la violence, les vies et les pensées des enfants sont parfois relativement confuses mais aussi admirablement courageuses et justes. Il faut simplement savoir les reconnaître et les orienter sur une route choisie et non imposée.
Issu de mon travail de recherche et d’intervention, le kaléidoscope de l’expérience donne de nouvelles possibilités d’applications participatives. Comprendre, protéger et promouvoir les enfants c’est d’abord se comprendre, se protéger et se promouvoir soi-même en tant qu’être humain. C’est partout la même chose : la vie des plus jeunes dépend en grande partie de celles de leurs aînés. Notre propre cheminement contribue à celui des enfants d’aujourd’hui et de demain. Puisse ce livre vous apporter de nouvelles réflexions sur vous-mêmes et favoriser ainsi une dignité partagée. C’est pourquoi je l’écris, c’est la route que j’ai choisie.
Notes
[1] Kaléidoscope de l’expérience. Un jeu pour la connaissance de soi. Disque amovible en papier invercote satiné, de la taille d’un CD, distribué par Active-Self (www.active-self.com). Voir les indications en fin d’ouvrage.
[2] John Dewey, Comment nous pensons, Paris, Seuil, 2004, p. 21.
[3] Op. cit., p. 22.
[4] Ibid., p. 56.
[5] Ibid.
[6] Le plus souvent comme personne-ressource pour les projets « enfants en situations de rue » de Terre des hommes – aide à l’enfance, et comme consultant pour d’autres ONG.
[7] Voir ma thèse de doctorat : Daniel Stoecklin, Enfants des rues en Chine, Paris, Editions Karthala, 2000.
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