L'empreinte du vide - chapitre 3
3
Goal !
Moi, Prométhée, je pressens des choses pas banales. Un jeune footballeur prométhéen à sa façon, ça commence bien. Je crois que celui-ci a du potentiel. C’est vrai que mes plongeons vers les humains ne m’amènent pas toujours vers des horizons sublimes. C’est l’échantillonnage aléatoire, que voulez-vous ! Cette fois-ci c’est assez bien parti, il me semble. Bon, voyons un peu le contexte, élargissons la focale.
La tactique a besoin d’un terreau pour fleurir : un grand jeu repose sur une grande amitié. La passe de 8-le-Gaucher est ajustée car l’estime qu’il a pour son ami est toute entière dans son geste. Il est capable de savoir comment il va bouger en cet instant précis. Il le connaît, il l’observe depuis longtemps. La vitesse à laquelle peut courir 9-le-Buteur est inscrite dans la façon qu’il a de marcher lorsqu’il n’a pas le ballon. Selon son degré de fatigue et selon le nombre et la nature des coups bas reçus, il appuie davantage son balancement, tête baissée, épaules rentrées, poings serrés et marmonnant de sombres désirs de vengeance. Là il est plutôt léger, on est juste après la mi-temps. Sans doute a-t-il l’esprit à peine préoccupé par l’oral de maths qu’il faudra préparer encore ce soir. 8-le-Gaucher et 9-le-Buteur ont le même prof de maths, un Vietnamien à qui 8-le-Gaucher a un jour demandé à quoi pouvait bien servir tous ces supplices algorithmiques. Le prof avait répondu : Les maths, ça sert surtout à calculer la trajectoire des bombes de B-52… Plus personne n’a osé lui poser des questions... A l’examen, 8-le-Gaucher allait encore l’intriguer en mettant son maillot rouge, numéro 8, sur lequel il écrira FC Asymptote, juste pour le distraire et l’empêcher de trop se concentrer sur la vacuité plus que probable de ses réponses. A part ce maudit oral, 9-le-Buteur n’a ce soir pas d’autre souci apparent. Cela est inscrit dans son mouvement, et intégré par le pied de 8-le-Gaucher qui apprécie en artiste libre la poésie mathématiquement indémontrable de son intuition géniale.
8-le-Gaucher aussi est leste, son estomac ne ballote pas : il n’a presque pas bu le thé trop sucré et pas assez citronné de la pause. D’habitude, après la mi-temps, il a le thé qui remue en tous sens. Il aime tellement le citron qu’il ne peut s’empêcher de boire plus de thé qu’il n’en faut. Ça doit être son côté suisse-allemand. Il ne faut rien laisser traîner. Il lui arrive même de finir les gobelets des autres. Depuis qu’il a une fois ingurgité la moitié du thé mi-temporel à lui tout seul, il a compris ce que voulait dire le mot diurétique. Au milieu de la deuxième mi-temps, il ne savait plus comment faire pour se retenir. Sortir du terrain pour aller aux toilettes ? Son Surmoi censura immédiatement cette solution qui le vouerait à l’opprobre qui ferait facilement le tour du canton si pendant son absence son équipe encaissait un but. Car ce jour-là, l’équipe n’avait pas de remplaçants : tous malades d’avoir ingurgité un essai de potion magique qui, pensaient-ils, allait décupler leurs forces et donc leurs chances d’entrer sur le terrain. 8-le-Gaucher n’avait donc pas le choix. Il lui fallait trouver un subterfuge. Il imagina la seule issue possible : le demi gauche n’avait qu’à être tout à fait gauche. Le gardien de son équipe avait le ballon, il venait de faire un bel arrêt. 8-le-Gaucher s’empresse alors d’aller vers 1-le-Magnifique. Donne-moi ce ballon ou je vais pisser contre le poteau ! Il l’a pensé tellement fort que 1-le-Magnifique a dû se dire que 8-le-Gaucher était à ce moment précis un shaman saisi par une vision, un tacticien incommensurable, un possédé du stade, un animal en transe, et qu’il eut été criminel de ne pas laisser cet ange-architecte pétri de génie échafauder une construction du jeu qui fera sans aucun doute la une du journal du club. Il enroula le ballon dans son bras droit et le lui lança. La délivrance de 8-le-Gaucher arrivait dans ses pieds.
Il était proche du but : non pas en marquer un, mais utiliser ce ballon pour pouvoir vider l’autre qui lui faisait office de vessie. Il avançait à la Beckenbauer, suprêmement inspiré, faisant celui qui sait, celui qui a un sens infaillible du jeu, celui qui décide du lieu et de l’heure. Il assurait tellement que même les attaquants adverses étaient intimidés. La voie était libre. Il se lança pour faire la passe décisive qui devait, selon toute vraisemblance – son altière attitude en avait fait la promesse – arriver entre le gardien adverse et le trio d’attaquants qui s’apprêtait à démarrer sur la ligne médiane, évitant ainsi le hors-jeu. Mais, contre toute attente, d’une maladresse feinte, 8-le-Gaucher dégagea le ballon dans la forêt qui bordait le terrain. Fort de son élan, il continua sa course, laissant tout le monde cloué sur place, et s’assurant ainsi d’être le premier à aller le chercher. Il écarta au passage un spectateur ahuri, bénévole du ramassage des balles perdues, qui essaya de protester pour défendre un statut chèrement acquis. Mais rien n’y fit : 8-le-Gaucher fonçait à travers le feuillage où s’était volatilisée la vision du shaman maladroit. Comme la forêt descendait derrière le talus avant de remonter plus loin, tout le monde pensa que le ballon avait fini au fond de cette cuvette de feuilles mortes. Personne ne s’avisa du temps que mit 8-le-Gaucher pour en ressortir. Ce fut la plus merveilleuse minute de soulagement de sa vie ! Il ressortit du bois en désignant, avec un grand sourire, le ballon récupéré qu’il portait sous le bras. L’explication fut brève et claire : Je l’ai mis dans la cuvette. Ils pensèrent au ballon, tandis que lui parlait de son litre de thé. Pari gagné : sans que personne ne le remarque, il avait échangé une grande honte publique contre un petit mot d’humour dont il avait seul la clef. C’est ça, avoir le sens du but !
Ce soir, il a boudé le thé infâme. Il est en pleine vitesse. Il court en longeant la ligne sur la gauche du terrain, 9-le-Buteur est à droite, à environ 30 mètres, légèrement en avant. 9-le-Buteur a compris que 8-le-Gaucher l’a vu et que c’est à lui qu’il va envoyer le ballon. Il démarre. Plus la distance est grande, plus il faut connaître son ami. On peut s’écarter dès lors qu’on a confiance. 8-le-Gaucher avance encore un petit coup le ballon et prépare sa passe du gauche. Il faut toujours avoir un gaucher dans l’équipe. Là, ils vont bien voir, ils ne seront pas déçus. Et voilà le pied qui part. Le ballon est soulevé à merveille, en cloche. Il va arriver à bon port, c’est sûr. Il le sait, comme un footballeur sait ce que tous ceux qui jouent au football savent sans forcément savoir qu’ils le savent. Et c’est pourquoi on les prend parfois pour des demeurés qui courent et s’écorchent comme des brutes. Mais la rudesse est la coquille renfermant la perle de l’amitié, le gant râpeux de la main sur le cœur. Aux yeux des spectateurs, le ballon n’est qu’un ballon. Pour le joueur, le ballon est le prolongement de lui-même, il est la continuation de son geste, son corps projeté, son idée volante, son amour déclaré, sa joie éclatante, sa rage désespérée, son dernier mot.
Comment un mot combiné et de surcroît importé, le football, pourrait-il restituer toute la richesse de cette lutte locale pour l’expression poétique, cette affirmation du moi profond, ce droit de l’homme d’avoir des pieds intelligents, ce ballet sur gazon, cette cérémonie de l’amitié ? Tous les lundis et mercredis soir à l’entraînement, c’est là que se produisent des miracles insensés, en l’absence des guerriers adverses, à l’abri des hordes de supporters abrutis, des bruits de bottes et des barres de fers, du hurlement publicitaire, de la cacophonie d’analphabètes pleins de saucisses et de bière, de l’hystérie parentale, et de ce lamentable substitut d’exécution publique qu’est la crucifixion aux penalties. Pour 8-le-Gaucher, l’équipe pourrait se contenter de faire des entraînements. Mais puisqu’il faut des adversaires, il décrète que l’équipe d’en face est une brigade égarée des Grognards de Bonaparte qui se consacrent uniquement à vouloir empêcher son équipe d’exprimer sa beauté profonde. Il faut construire un jeu qu’ils n’arriveront pas à détruire, une suite de passes inattendues, et, à la fin, planter un goal souverain, inéluctable, impérieux et indiscutable.
Le ballon arrive à 9-le-Buteur. Son contrôle est parfait. Il s’écarte sur la droite pour éviter le libero, et décoche un tir croisé tendu, superbe, laissant le gardien à terre, le ballon au fond des filets, l’équipe adverse ahurie, leur entraîneur bras ballants, leurs supporters la tête dans les mains, leurs petites copines encore plus débiles, et leurs vestiaires encore plus aseptiques et insignifiants. 9-le-Buteur a été plus rapide que jamais. 8-le Gaucher a été diurétiquement mieux disposé que l’autre fois... Bien fait ! ça leur apprendra à mettre plus de citron dans leur thé ! Il court vers 9-le-Buteur qui lui saute dans les bras. Les autres leur tombent dessus, l’un après l’autre : 11-le-Fonceur, 10-l’Albatros, 7-le-Tricoteur, 6-le-Technicien, 5-la-Godasse, 4-le-Simulateur, 3-le-Romantique, 2-le-Frisé… Sur la touche, 12-le-Grand et 13-le-Mou tombent dans les bras de l’entraîneur et du secrétaire. Arrive enfin 1-le-Magnifique pour coiffer cette pyramide nommée étreinte joyeuse, point d’orgue d’un rare mouvement enfin harmonieux des apprentis terriens. Si, chaque jour, on pouvait expérimenter un instant comparable à celui-là, 8-le-Gaucher appellerait ça le bonheur. 8-le-Gaucher s’évanouit une demi-seconde dans ce sarcophage heureux. Une demi-seconde de néant, ou d’infini...
Tea or Coffee ?... L’hôtesse de l’air le réveille avec ses deux carafes au bout des bras, comme s’il était obligatoire de choisir entre un café probablement lavasse et un thé très certainement mal citronné. Celui qui il y a un instant était encore 8-le-Gaucher enjoint à la partie la plus polie de lui-même de bien vouloir faire un effort : le Professeur Charles-Arthur Doubledièse reprend alors contenance et bougonne une fin de non-recevoir, diplomatiquement insensible aux carafes de l’hôtesse impatiente, esquissant une vague grimace, quittance obligée à son sourire certifié ISO 9001, mais intérieurement très fâché qu’elle l’ait réveillé juste avant qu’il ait pu traverser en rêve cette demi-seconde d’évanouissement et voir enfin ce qu’il y a derrière ce rideau. Peut-être, la jubilation infinie ? Putain d’hôtesse !... A-t-elle pressenti le danger ? Est-elle une infirmière aérienne qui réveille ceux qui risquent de sombrer dans la jubilation infinie ? Les médecins légistes, autour d’autres sarcophages, appellent ça overdose. C’est un mot qui ne suggère que l’excès. Quand le rêve a mauvaise presse, on néglige la plénitude. Il faut être rentable. Savoir doser. Etre efficace. Ne jamais exagérer.
Pour commander le livre