Horizons transactionnels
Toute situation est définie socialement à travers des catégories langagières. Ces catégories sont elles-mêmes situées sur des horizons qui cadrent la pensée. Ce sont en quelque sorte des « autoroutes » de pensée, c’est-à-dire de très larges routes dont on ne voit pas le bout. En pensée, nous « circulons » tous les jours sur 5 autoroutes à la fois (je vous déconseille de tenter de le faire pratiquement…), à savoir l’autoroute où nous classons tous ce que nous faisons ou voyons faire (les activités), celle où nous mettons les personnes et les choses auxquelles nous sommes reliés (les relations), celle où nous estimons ce que nous croyons (les valeurs), celle où nous nous regardons (les images de soi), et celle où nous réfléchissons à ce que nous voulons (les motivations).
Chacune de ces autoroutes de la pensée est sollicitée un nombre incalculable de fois et elles s’entrelacent d’autant plus. Si nous pouvions mettre nos têtes à l’échelle de la planète, celle-ci serait un enchevêtrement d’autoroutes. Heureusement qu’elles n’existent qu’en pensée et pas matériellement… Aucun risque de pollution non plus quand on y pense (ce n’est que lorsqu’on cesse de réfléchir par soi-même que la pollution spirituelle peut nous atteindre…). Bref, dans notre esprit il se passe une infinité d’opérations de mise en réseau, de connections, d’associations, d’inductions, de déductions et de conclusions, et de recommencements à n’en plus finir de ces opérations. Toute cette activité invisible et plus ou moins consciente se fait grâce à ces « autoroutes de la pensée », ou « horizons de la pensée ».
Je les appelle des « horizons transactionnels », car ce sont les horizons sur la base desquels les acteurs négocient leurs échanges. Ces horizons sont les supports de leurs transactions. Autrement dit, nous discutons à « travers » ces horizons transactionnels. Ce sont les conduits de la communication. Car il ne faut pas confondre la communication avec les mots que nous employons. Ces derniers ne sont que des supports à la communication. La communication est plus fondamentalement la mise en commun des idées, traduits par des mots (et parfois nous ne trouvons justement pas le mot juste, ou il n’existe pas). Autrement dit, les mots reflètent (souvent très imparfaitement) nos idées sur les choses. Si nous faisons des phrases c’est finalement toujours pour préciser ce que nous ressentons. Il faut au moins pouvoir atteindre un seuil minimal d’intercompréhension pour pouvoir interagir. Cela peut même se limiter à des gestes, à des regards, des sourires.
Mais si on veut échanger plus précisément, on doit pouvoir accéder aux classifications faites par autrui et s’y rapporter par comparaisons. La communication repose toujours sur l’écoute (si le discours va à sens unique, c’est de l’idéologie, c’est-à-dire une construction basée sur les liens que fait un acteur spécifique, érigés en vérités non-questionnés). La communication est donc à l’opposé du dogme (qui est la forme de communication unidirectionnelle la plus « pauvre » car non-enrichie de l’interaction avec autrui, et de l’intégration partielle de son point de vue). Il y a communication dès lors qu’on est capable de discuter des manières dont on peut classer les choses, les désigner, les assembler, les transformer. Or pour faire cela, il est nécessaire de reconnaître des horizons communs sur lesquels on peut situer les choses. Le langage humain est précisément l’outil permettant la communication humaine, à savoir ce qui favorise la traduction de la subjectivité en des « horizons » communément partagés. C’est donc la représentation, et plus précisément la re-présentation, de la chose ressentie qui est rendue possible par le langage humain.
Cette capacité de symboliser (à commencer par le dessin, puis des mots et des concepts abstraits) est tout à fait caractéristique de l’espèce humaine. Les animaux ont cependant aussi des capacités symboliques plus ou moins développées. Je n’entre pas ici sur cette question bien trop vaste, qui dépasse mon propos. Ce que je postule et ce sera mon point principal ici, c’est le fait que la mise en commun (communication) des choses se fait à travers cinq grands « horizons transactionnels », à savoir les activités, les relations, les valeurs, les images de soi et les motivations. Pourquoi cinq ? Mon postulat n’est pas le fruit d’une construction intellectuelle, d’une vision spirituelle, et encore moins d’une révélation. Il repose sur l’observation la plus élémentaire, au niveau sensoriel : nous avons cinq sens. Le toucher, l’odorat, l’ouïe, la vue et le goût. Je pense raisonnable d’envisager une continuité entre le sensible et l’intelligible. Car si le langage est une traduction du sensible en quelque chose d’intelligible, alors les « horizons transactionnels » qui sont nos « autoroutes de la communication » sont ancrés dans nos cinq sens. Une transaction sociale est donc aussi une traduction du sensible vers l’intelligible, et vice-versa. C’est dans sur cette traduction sensorielle fondamentale que se greffent toutes les autres traductions : la communication interpersonnelle selon toutes ses modalités, y compris la traduction d’une langue à l’autre (avec justement la difficulté supplémentaire de garder le sens lorsqu’on passe d’une langue à une autre). Il doit y avoir une entente minimale sur les « horizons transactionnels » pour que la communication et la traduction soient possibles.
C’est parce qu’on est d’accord de s’entendre sur le fait que telle ou telle chose est une activité, une relation, une valeur, une image de soi ou une motivation qu’on est capable de discuter de la chose. Cela ne signifie pas pour autant dire qu’on tombe d’accord à propos de la chose en question, mais au moins on s’entend pour la traiter comme une chose située sur un horizon de pensée commun. Par exemple, un clou. On peut trouver toutes sortes de clous, et on peut clouer toutes sortes de choses ensemble. Mais on sera tous d’accord sur le fait qu’un clou est avant tout un outil qui, associé à un autre outil (le marteau), nous permet de faire tenir des choses ensemble. On l’associera donc communément à tout ce qu’on peut « faire » avec un clou, et on dira qu’un clou ça sert à « clouer ». Donc l’horizon de pensée « activité » est sollicité. On aura même tendance à juger autrui en disant qu’il ne « sait pas planter un clou »…
Nous faisons des opérations associatives similaires lorsque nous disons, par exemple, que l’égalité est une valeur, que telle et telle personne est en relation avec telle autre, que la confiance dépend de l’image de soi, ou que telle attitude chez une personne trahit sa motivation. Nous utilisons ces « horizons » commun pour échanger, négocier, interagir, trans-actionner. Ce sont les outils de la transformation sociale. Les « horizons transactionnels » sont donc des outils symboliques grâce auxquels on négocie des visions du monde. C’est précisément là que se construit le Soi. En faisant référence à George Herbert Mead, on peut voir le Soi comme résultant d’une négociation avec ce que je veux faire (le Je) et ce que l’on attend de moi (le Moi). Cette négociation se fait à travers ces horizons qui érigent alors des modes d’action dominants : lorsqu’on fait référence aux activités, on se situe sur le mode d’action entrepreneurial ; on évalue et négocie nos performances, l’efficacité de nos entreprises (au sens tout d’abord des actions entreprises). On peut aussi négocier le Soi en terme relationnel ; ce que je veux avoir comme relations et les relations que je dois avoir. Les valeurs se négocient aussi ; ce que je pense être juste et ce qu’on attend de moi, ce qu’on pense que je devrais considérer comme étant juste, ça se négocie aussi. Les éléments identitaires ; ce que je me sens être et ce que les autres perçoivent de moi ou ce que je serais censé être aux yeux des autres. Et puis les motivations aussi sont fortement négociées : ce que je veux et ce que je suis censé vouloir.
Les « horizons transactionnels » président donc à des modes d’action (entrepreneurial, relationnel, moral, identitaire et motivationnels. Bien entendu, ces modes d’action s’influencent les uns les autres, et dans toute situation (ou dans toute définition de la situation) il y a un mode qui prend le dessus : c’est le mode dominant à travers lequel s’institue une « manière de voir » qui est censée être la manière la plus naturelle qui soit. Il y a donc naturalisation des manières de voir, notamment à travers les rapports de pouvoir entre les acteurs. Les horizons transactionnels sont des modes de structuration du social parce que ce sont des modes de désignation. Le pouvoir de désigner, la légitimité de le faire, tout cela dépend des positions sociales et des rapports de pouvoir qu’elles reflètent. Lorsque l’on privilégie la désignation des choses par un certain horizon transactionnel, on institue un ordre social particulier.
L’ordre social dominant aujourd’hui est l’ordre néo-libéral de la production, de la performance, du rendement sur investissement, de la croissance, etc. Tout cela est très fortement centré sur le mode d’action entrepreneurial et les autres modes d’action – les modes d’action relationnel, moral, identitaire et motivationnel – sont subordonnés à ce mode d’action entrepreneurial. Ce qu’il se passe actuellement avec le changement climatique et les luttes pour des politiques plus respectueuses de l’environnement, c’est une modification de cette configuration où l’on a des discours critiques sur le mode d’action entrepreneurial qui nous amène justement à cette impasse du changement climatique, avec des revendications de revenir à d’autres modes d’action, de leur redonner une importance plus grande. Notamment le mode d’action relationnel, y compris la relation avec la nature, comment on se relie avec l’environnement, les valeurs qui sont liées à cela (l’image de soi en tant qu’être qui fait partie de la nature et non pas qui l’exploite comme une ressource inépuisable).
En conclusion, les « horizons transactionnels » peuvent être considérés comme les moteurs du changement social. La structuration du social peut ainsi être précisée en portant attention aux horizons de pensée, et aux modes d’action correspondant, qui président aux transactions sociales. Il est possible de voir comment des revendications sont entendues ou pas, en observant pourquoi elles sont « audibles » ou pas : il s’agit de rapporter la « forme » donnée aux choses par le locuteur à la « forme » dominant le contexte d’interaction. Lorsque l’écart est trop grand, sa « parole » n’est pas audible. Lorsqu’il n’y a pas d’écart, sa parole est « invisible », elle se confond avec le reste. L’agentivité de l’acteur dépend donc de sa capacité à se situer entre l’inaudible et l’invisible.
Daniel Stoecklin, 28 mars 2020.